Jamila El Bougrini

VACCINS COVID: Levée des brevets, vrai ou faux débat?

L’OMC est actuellement animée par un sujet qui ne manque pas de relancer les débats autour de la levée des brevets qui concernent les vaccins contre la Covid-19. Créant la surprise, les US ont annoncé mercredi dernier leur soutien à une suspension temporaire des droits de propriété intellectuelle pour laisser le temps aux pays en développement de fabriquer leurs propres vaccins contre la Covid-19, ce qui a entraîné dans la foulée la baisse de cours de plusieurs sociétés actives dans le domaine. En Europe, le débat a également été lancé afin de trouver un consensus. Si la présidente de la Commission européenne a été la première à assurer dès jeudi que l'UE était prête à discuter d’un tel projet s'il s'agissait d'une solution efficace et pragmatique, les avis sont très divergents au sein des Etats membres. Une réunion au sommet s’est tenue de vendredi à samedi au Portugal entre les dirigeants européens pour parler, entre autres sujets, de la levée des brevets sur les vaccins anti-Covid. Si, sans surprise, l’Allemagne qui compte dans ses rangs des laboratoires à la pointe tels que BIONTECH et CUREVAC, s’est opposée au projet estimant que la protection de la propriété intellectuelle est la source de l'innovation et qu’elle doit continuer à le rester, d’autres pays étaient plus nuancés ou plus favorables au projet. Madrid, par exemple, appelle les laboratoires fabricants de vaccins à accélérer la cession des licences volontaires, afin d’entrer dans un schéma où, tout en accélérant la fabrication grâce à des tiers, la cession de licence permettrait aux fabricants à l’origine des brevets d’être tout de même rémunérés sur les ventes des sociétés partenaires. La France, quant à elle, se dit ouverte sur le sujet mais estime que la question de la levée des brevets est secondaire par rapport aux entraves, en particulier des pays anglo-saxons, à la distribution des doses à travers le monde. La France défend depuis 1 an l’idée que le vaccin soit un bien public mondial, et met en première ligne le don de vaccins avant tout autre levier.

Pour notre part, si nous considérons qu’il existe indiscutablement un intérêt à accélérer les réflexions et surtout les mises à exécution de solutions permettant de produire plus des vaccins qui donnent les meilleurs résultats, et donc les meilleures chances de sortie de crise, subsiste tout de même la question de la pertinence et de l’équité.

Si les avis sont divergents au sein des pays membres de l’OMC, bien sûr, et sans aucune surprise, les principales sociétés concernées quant à elles y sont unanimement opposées. Mais ce refus est-il légitime ? Dans l’absolu, la réponse qui s’impose sans hésitation est oui, mais, ramenée au contexte et à la réalité de la situation, nous estimons que ce refus devient difficilement défendable, et ce, pour plusieurs raisons :

-      Il n’est pas inutile de rappeler que cette situation a été une formidable opportunité pour ces sociétés ayant mis au point les vaccins contre la Covid-19 de s’enrichir de manière totalement inédite. Qu’il s’agisse de groupes matures tels que PFIZER ou de biotech telles que MODERNA et BIONTECH, la rentabilité atteinte grâce aux revenus générés par les vaccins, mais également grâce aux performances boursières de leurs sociétés, est sans commune mesure. A titre d’illustration, MODERNA a signé pour 19,2Mds$ de contrats en 2021, et PFIZER quant à elle a relevé de 15 à 26Mds$ ses prévisions de ventes pour son vaccin en 2021, sachant que ces estimations ne tiennent compte que des contrats déjà conclus avec les Etats, d’autres pouvant être signés à l’avenir.

-      Cette pandémie s’est révélée être une formidable opportunité pour ces acteurs qui ont su, grâce à leur savoir-faire et leur innovation, transformer cette crise en revenus sans précédents. Les biotech MODERNA et BIONTECH en particulier, qui avaient le profil classique de biotech cash consuming sans revenus, sont devenues des sociétés rentables avec des revenus importants en l’espace d’un an seulement.

-      Si leurs compétences et leurs innovations ne font aucun doute et justifient ces trajectoires hors du commun, il n’est pas inutile de rappeler que cette crise leur a permis d’atteindre un stade de maturité en un temps record, là où le schéma classique aurait exigé au minimum 10 ans avant qu’un éventuel médicament à base d’ARNm issu de leur plateforme ne soit approuvé et mis sur le marché.

-     Enfin, au-delà du fait que la plupart des nouvelles technologies soient issues de la recherche fondamentale menée dans les laboratoires académiques (et donc financés presqu’intégralement par des fonds publics et des fonds provenant de donations Grand Public), il faut aussi rappeler que les développements significativement accélérés depuis mars 2020 ont été permis en grande partie grâce au déblocage de fonds publics massifs tels que les 10Mds alloués au programme Warp Speed par le gouvernement US.

Ces arguments pour souligner le fait que les fabricants de vaccins ont déjà largement « profité » - au sens économique - de la situation, et qu’à ce titre, ils doivent désormais considérer les enjeux d’un point de vue global et plus seulement à leur unique échelle.

S’ils ont su capitaliser avec brio sur leur savoir-faire et tirer avantage de la situation pour mettre en évidence tout le potentiel de leurs technologies, ils doivent désormais accepter de participer à l’effort collectif au-delà de la pure recherche du gain.

Il est temps de faire le bilan et de reconnaître que cette opportunité exceptionnelle leur a permis de générer des revenus là où beaucoup d’autres secteurs économiques ont fortement reculé du fait de cette crise. Nul ne reprochera à un entrepreneur de rechercher le profit et les opportunités, mais à situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles. MODERNA et BIONTECH qui affichent des résultats positifs après seulement 1 an, alors que les prévisions d'avant crise ne prévoyaient pas de break-even avant 2035 dans le meilleur des cas, doivent aussi mesurer qu’au-delà de leur mérite que nul ne réfute, ceci n’aurait pu être possible sans la mobilisation massive de fonds publics. Bien que cela soit surtout vrai dans le cas de MODERNA, l’alliance PFIZER/BIONTECH ayant permis de mettre au point le vaccin sans l’aide budgétaire de Warp Speed dans les étapes R&D – ce qui explique probablement en partie la position assez ferme du CEO de PFIZER sur la levée des brevets –, il est éthiquement difficile d’entendre que certains groupes souhaitent continuer à tirer profit de la crise aux dépens de l’économie mondiale et aux dépens de la santé et de la survie de millions de personnes, alors que des leviers d’accélération existent.

Si nous devions faire une analyse cynique, nous pourrions supposer que la situation pandémique et endémique favorise les affaires des fabricants de vaccins approuvés, ce qui pourrait en partie expliquer leur réticence à participer à une accélération en permettant à d’autres acteurs de fabriquer des vaccins issus de leurs technologies. En effet, la proposition de l’OMC est entièrement et exclusivement inscrite dans le cadre de cette crise et en conséquence, n’engage que les brevets des vaccins développés contre le virus qui est au cœur de toutes les préoccupations. Cela signifie d’une part, que la technologie à ARNm en elle-même resterait solidement protégée par les brevets et d’autre part, qu’il serait très compliqué, pour ne pas dire impossible, à tout autre acteur « opportuniste » de mettre sur le marché (dans l’intervalle de protection intellectuelle) un produit qui serait frauduleusement inspiré des technologies qui font l’objet des débats animant actuellement les sphères décisionnaires de l’OMC. Ceci étant dit, deux questions se posent  en réalité sur les objectifs réellement visés par cette levée de brevets à ce stade :

Est-ce qu’il s’agit de répondre aux besoins de production immédiats pour pallier les retards de livraison et compenser le délai dans l’arrivée de nouvelles solutions ?

Si oui, alors nous estimons que la levée de brevets se justifie, mais se posent dès lors le défi majeur des matières premières qui souffrent d’ores et déjà de pénurie (et de rétention), et le défi du transfert de savoir-faire plus que du transfert technologique à proprement parler. Ce dernier point engageant par ailleurs la bonne volonté des fabricants (qui y sont opposés !), cela rend de facto ce défi extrêmement critique et difficilement atteignable pour répondre aux besoins immédiats. En effet, nous estimons que les principales limites à un tel projet relèvent des limites imposées par le transfert du savoir-faire avant toute chose. Il est probable que les technologies en question nécessitent des équipements particuliers, mais ça n’est pas ce qui nous semble être le principal obstacle. Le savoir-faire exige du temps de formation, temps que nous souhaitons précisément économiser en levant les brevets.

Est-ce qu’il s’agit de répondre aux besoins de stock dans le schéma d’une vaccination avec des rappels annuels pour anticiper les volumes de vaccins qui seront nécessaires dans la durée ?

Si oui, alors la levée de brevets ne se justifie pas et constitue une entorse au principe fondamental de la protection intellectuelle. En effet, sans brevets qui garantissent une exclusivité de plusieurs années sur le marché aux produits mis au point, les sociétés n’engageraient pas des efforts R&D, et autres, souvent colossaux en termes de budget, mais également de ressources personnelles et de temps à mettre au point des solutions innovantes. Les brevets permettent justement de contrebalancer le risque R&D et de « rémunérer » ce risque. Par ailleurs, de plus en plus d’experts affirmant que cette pandémie évolue en endémie, cela signifie donc que les revenus des vaccins initialement projetés sur une période de 4-5 ans maximum, doivent être désormais modélisés selon un schéma plus classique à l’instar d’un produit pharmaceutique générant des revenus récurrents dans la durée. Dans un tel scénario, le principe de protection intellectuelle s’applique plus que jamais.

De ce qu’il nous semble, le réel enjeu aujourd’hui consiste à accélérer la fabrication des vaccins en augmentant les capacités de production des sociétés ayant déjà mis au point des solutions satisfaisantes. Des synergies doivent être identifiées au sein de l’industrie afin de « déléguer » les étapes non-critiques à d’autres acteurs qui ont à disposition le personnel, les équipements et le savoir-faire. Ces synergies doivent avoir pour objectif de compenser les moyens de production des développeurs afin d’accélérer la mise à échelle mondiale. Pour cela, il est plus pertinent d’identifier les étapes non-critiques qui seraient externalisées (comme le font déjà certains acteurs mais à une échelle qui reste trop peu importante) et laisser les acteurs détenteurs de brevets se concentrer strictement et exclusivement sur les étapes relevant de la confidentialité technologique. Nous avions identifié dès la fin d’année dernière que la chaîne globale des vaccins serait confrontée à des problèmes liés à la capacité des fabricants (surtout des vaccins à ARNm) à opérer un transfert de leur savoir-faire à des tiers. Comme nous l’avions déjà évoqué, si les annonces de retard de livraison de vaccins ne sont, pour notre part, pas une surprise, ce que nous déplorons c’est le manque de transparence, à la fois de la part des développeurs et des gouvernements, mais surtout un manque d’implication de fond de la part des Etats pour soutenir les fabricants et développeurs dans les étapes clés de la production et de la distribution des différents vaccins.

Dans le cadre de cette épidémie, les leviers d’accélération ne devraient pas relever de la seule responsabilité des développeurs. L’UE en particulier manque d’un vrai programme d’envergure dont la vocation aurait été de jouer le rôle de catalyseur pour permettre les synergies essentielles à un développement et une mise à disposition dans les meilleurs délais d’une solution efficace et accessible à tous.

Les US ont très rapidement mobilisé les ressources au travers de plusieurs programmes de financement dont le plus important, Warp Speed, a permis de financer massivement plusieurs programmes de recherche dont la totalité de ceux qui ont abouti aux vaccins disponibles aujourd’hui (dans la zone US/EU). Seulement les Etats sont en train de réaliser que ces efforts, plus ou moins fructueux selon les pays, pourraient être mis à mal voire vains s’ils ne s’inscrivent pas dans une réflexion et une démarche globales. En effet, les pays les moins avantagés pourraient rapidement devenir une menace et invalider toute la stratégie et la vaccination déployées depuis décembre 2020 dans la partie la plus riche de la planète. C’est cette prise de conscience qui fait aujourd’hui réagir l’OMC. La perspective d’une crise durable, pas simplement sur le plan sanitaire, mais aussi sur le plan économique alimente l’inquiétude des Etats. Si chacun des Etats s’inquiétait jusque-là d’avoir les doses suffisantes pour assurer une couverture vaccinale de 100% à sa population, la crainte de revenir au point « zéro » si de nouveaux variants venus d’Afrique du Sud, du Brésil, d’Inde ou d’ailleurs, pouvaient significativement mettre à mal toute la vaccination et les efforts réalisés jusqu’à présent. L’immunité collective n’a de sens que conceptualisée à l’échelle globale, et pour cela, les pays avancés ne pourront pas continuer à ignorer plus longtemps les pays les moins favorisés s’ils souhaitent envisager très concrètement une sortie de crise.

Néanmoins, même si la réticence des fabricants au sujet de la levée des brevets était attendue et, dans une certaine mesure, est légitime, il est impératif de remettre dans son contexte la proposition faite par l’OMC. Nous sommes confrontés à une épidémie mondiale qui affecte le monde à différents niveaux cruciaux, sanitaire en premier lieu, mais également économique.

Du fait de son caractère contagieux et de sa capacité à muter, le coronavirus doit être une préoccupation globale, et la résolution de la crise ne peut être envisagée que de façon globale. Les efforts de chaque gouvernement ne peuvent porter leurs fruits que si l’atteinte de l’immunité collective est mondiale tout en écartant le risque de clusters régionaux. Un raisonnement segmenté par zones ou par pays ne relève d’aucun rationnel scientifique et ne présente aucune pertinence, les zones délaissées devenant fatalement des menaces pour les zones prises en charge. Les vaccins disponibles aujourd’hui ayant pour la plupart montré une résistance plus ou moins importante face aux variants, et une durabilité de protection limitée, les pays et zones avec une faible couverture vaccinale reste une menace réelle pour les zones ayant déployé des campagnes de vaccination massives. C’est la raison pour laquelle les dispositifs de solidarité tels que Covax sont essentiels pour envisager une véritable sortie de crise.

La solidarité par le partage de vaccins ne suffira néanmoins pas, il faudra également distiller la notion d'entraide entre les acteurs pharmaceutiques pour augmenter rapidement les volumes de fabrication de vaccins dans un esprit win-win : rémunération partagée, et propriété intellectuelle durablement protégée dans un esprit d’équité avant la rentabilité à tout prix. En effet, la levée des brevets nous semble une option intéressante si elle répondait à des défis immédiats, ce qui ne semble pas être le cas. Dans l’état, nous n’estimons pas que la levée de protection intellectuelle représente une option pertinente et satisfaisante. Nous craignons cependant que l’option d’une rémunération partagée ne soit pas du « goût » de patrons tels que les CEO de MODERNA et PFIZER qui semblent mettre le bénéfice financier avant tout autre chose. Cette approche win-win aurait été sans aucun doute possible avec des acteurs tels qu’ASTRAZENECA et J&J, malheureusement, les cas de thromboses et autres évènements cliniques graves associés à leurs vaccins, bien que très rares, semblent avoir durablement terni leur image et fait prendre une sérieuse longueur d’avance aux acteurs ARNm… en attendant d’autres options de vaccins.

Jamila El Bougrini, analyste chez Invest Securities. Senior Team Member chez Markets & Listing.